Options : Urgences en détresse, services fermés, désaffection des soignants, l’hôpital menace de s’effondrer ?
Laurent Laporte : « Le monde d’après » ressemble furieusement au monde d’avant, en pire! Les responsables de la catastrophe en cours martèlent que l’hôpital a tenu pendant la pandémie, se dédouanant d’avoir orchestré son affaiblissement, comme si cette destruction planifiée de nos moyens n’avait pas impacté la capacité de notre système à répondre à la crise sanitaire et aux futurs besoins de santé publique. Ce n’est pas l’hôpital qui a tenu, mais les soignants, au péril de leur vie parfois, et indéniablement de leur santé. Ils ont géré la pénurie malgré les contraintes, les protocoles contradictoires et les mensonges destructeurs.
Pour rappel, au début, il y avait des masques mais pas indispensables selon le ministère, ce qui tombait bien vu qu’il n’y en avait pas. Les soignants ont dû se bricoler du matériel de protection, travaillant même avec des sacs poubelles comme surblouses, dans des conditions dégradées et dégradantes pour eux comme pour les malades.
Pendant longtemps, fautes de remplaçants, ceux qui attrapaient le covid ont été autorisés à travailler, jusqu’au moment où les héros sont devenus des zéros : ceux qui mettaient en doute la capacité des vaccins à empêcher de contracter et de transmettre le virus ont été suspendus. Ils seraient entre 5000 et 15000, dont rien ne dit qu’ils réintègreront leur poste s’ils y sont autorisés, tant le ras le bol et le dégoût ont pris le dessus : pour tous les collègues, entendre qu’ils seraient irresponsables voire propagateurs du virus a été insupportable.
Les démissions, dont les chiffres échappent même au ministère, sont massives. Les soignants et les paramédicaux optent pour un exercice alternatif de leur métier, dans le privé, en libéral, dans l’éducation nationale, les services sociaux – ou se reconvertissent : du moment qu’ils trouvent un salaire, des conditions de travail ou des horaires plus décents !
L’hôpital se vide de ses compétences, donc on supprime encore plus de lits, jusqu’aux services d’urgences. Un sur cinq (120) est en situation critique et envisage de fermer à certains horaires ou de trier – et exclure – une partie des personnes qui s’y rendent. Nos collègues vivent très mal d’être complices de ce tri indécent, et au moment où tous doivent prendre des congés pour tenir le coup, les canicules qui commencent déjà ajoutant à l’inquiétude.
Les mesures prises dans le cadre du Ségur, pas plus que celles récemment annoncées, ne suffisent à améliorer la situation?
Nous l’avons suffisamment dénoncé, la prime de 183 euros n’a pas été attribuée à tout le monde et n’a pas plus revalorisé nos métiers à la hauteur des compétences investies et du travail fourni, tous niveaux de qualification confondus! Le déclassement touche toutes nos professions. Au-delà du manque de reconnaissance, les conditions de travail et le poids des responsabilités à assumer nous font douter que la promesse d’Emmanuel Macron – embaucher au plus vite 50000 soignants – soit réalisable.
Même pour ceux qui sont toujours en poste, le dévouement n’efface pas la peur au ventre, quand on sait qu’on ne pourra pas travailler correctement, qu’il faudra peut-être accomplir en catastrophe des gestes pour lesquels on n’est pas habilité ou formé, et que cela peut avoir des conséquences graves. La tension monte dans les équipes, et aussi parfois dans le relationnel avec les usagers, notamment aux urgences.
Les patients sont pourtant la plupart du temps … patients, et c’est scandaleux de culpabiliser les gens parce qu’ils engorgeraient les urgences, alors qu’ils n’ont nulle part où aller quand ils ont besoin d’une prise en charge immédiate. Ils y vont le plus souvent pour de bonnes raisons, il faut se donner les moyens de les accueillir. Qui peut prétendre qu’une douleur abdominale n’est qu’un simple bobo, quand elle peut être le symptôme d’une pathologie grave?
Les urgences qui ferment sont le signal ultime d’un système au bout de sa logique ?
Si les urgences craquent, c’est parce qu’il n’y a pas assez de médecins « de ville » assurant des gardes, réalité encore plus préoccupante dans les petites villes ou les territoires ruraux, où moins ils sont nombreux, plus leur travail est éreintant et peu attractif. C’est en partie le résultat d’un lobbying constant de la part de certaines de leurs instances représentatives, qui ont imposé un numérus clausus, pour assurer à chacun d’entre eux une patientèle rentable au regard de leurs années de formation.
Une formation pourtant en grande partie financée par la collectivité, et un numérus clausus qui a écarté des jeunes très motivés qui auraient pu faire de très bons médecins… Il faudra des années pour remédier à cette pénurie de praticiens, et pendant ce temps, l’hôpital fonctionne grâce au recours à des médecins à diplôme étranger hors union européenne (les Padhue), sous statut de « stagiaires » payés trois fois moins, et pourtant menacés de perdre leur droit d’exercer d’ici cet été !
Dans toutes les professions de l’hôpital, c’est la même chose, on ne reconnaît pas les compétences mais on les exploite, en exigeant même des soignants d’en faire plus, en « décloisonnant les métiers » pour pallier les manques de personnel et de compétences. Ainsi, des infirmières ou des aides-soignantes accomplissent des actes médicaux pour lesquels elles ne sont pas habilitées ou formées.
Dans les Ehpad, le recours à n’importe quel salarié présent, fusse-t-il chargé du ménage ou de toutes autre tâche, sans respect des protocoles d’hygiène ou connaissance minimale de ce que peut être le soin, s’est soldé par une hécatombe pendant la pandémie. Pour l’heure, la solution est d’instaurer une obligation de garde aux urgences pour tous les médecins, et de revenir sur la suppression des gardes obligatoires pour les médecins de ville, actée en 2002, juste avant la canicule catastrophique de l’été 2003.
Comment rendre les métiers de la santé attractifs et faire revenir des soignants à l’hôpital ?
Pas besoin d’une nouvelle «mission flash» ! Pour reconstituer un vivier de soignants et de paramédicaux, il faut revaloriser ces métiers et mieux former les jeunes. On constate par exemple depuis quatre ans que les demandes de formation en Ifsi (Instituts de formation en soins infirmiers) sont en tête sur Parcoursup, mais c’est une illusion statistique car rarement le premier choix des lycéens.
Les Ifsi n’arrivent pas à remplir leurs classes, et une récente étude de la Fnesi (Fédération nationale des étudiants en sciences infirmières) témoigne même que 60% des étudiants ont songé à abandonner leur formation et que 13% l’ont fait. Les étudiants demandent que leurs stages (la moitié du cursus) soient réellement encadrés, alors qu’ils sont souvent accueillis sans ménagement et confrontés à la réalité brutale de services dysfonctionnels et en manque de personnel. Emmanuel Macron vient d’annoncer que les étudiants de troisième année pourront travailler dès cet été, avant même d’être diplômés, ce qui se fait déjà mais n’augure pas d’améliorations en la matière!
On constate aussi que même en proposant des contrats très attractifs à des infirmiers intérimaires, comme l’a fait l’ARS d’Ile-de-France, les candidats se font rares (63, dans ce cas)! Si les pouvoirs publics ne se décident pas à régler à la fois les questions de salaires et de conditions de travail, donc des moyens pour l’hôpital, ils laissent le champ libre au privé, et compromettent la possibilité pour tous les citoyens d’accéder à des soins. Les personnes qui ont été gravement touchées par le covid ou qui ont perdu des êtres chers apprécieront.
Les mobilisations pour rappeler les besoins de l’hôpital et ceux des soignants vous semblent-elle à la hauteur?
Aujourd’hui, les soignants sont soit à la rue, soit dans la rue! Les personnels qui comptent rester à l’hôpital continuent de se battre pour que leur travail ait un sens et soit reconnu. Rappelons par exemple que le travail de nuit d’une infirmière est toujours payé 1 euro de plus par heure seulement, et que la pénibilité n’est plus reconnue comme motif de départ à la retraite anticipé pour les soignants. Nos dirigeants n’écoutent pas les organisations représentatives des personnels, semblent satisfaits de voir que le mécontentement ne s’exprime plus de manière aussi collective. Mais cette illusoire « paix sociale » cache la désaffection de ceux qui quittent le navire pour sauver leur peau, et annonce de sombres perspectives.
Propos recueillis par Valérie Géraud
(*) Union fédérale des médecins, ingénieurs, cadres et techniciens de la Cgt santé.